Mondial 2022 : du pain et des jeux

Le 15 juillet 2018, la compétition la plus populaire au monde arrivait à son terme. Pendant un mois, le monde a célébré ses joueurs, vibré au rythme des matchs et des scénarios tant haletants qu’improbables. Dimanche prochain, une nouvelle édition de la Coupe du monde démarre au Qatar, en hiver et dans un contexte particulier. Entre négligence des droits fondamentaux, empreinte carbone démesurée et répression des droits LGBTQ+, cet État du Golfe d’à peine 300 000 habitants s’est attiré un déferlement de critiques braquant les projecteurs, non pas sur la grandeur de son soft power, mais sur le retard et la cruauté de son système politique et institutionnel.

Tout commence en 2010, lorsque le Qatar est désigné pour organiser la Coupe du monde. Face aux États-Unis, nombreux se demandent comment un pays sans culture du ballon rond et sans infrastructures a pu l’emporter. Depuis une décennie, les soupçons de corruption s’amplifient et engagent potentiellement la responsabilité d’éminents responsables politiques tels que Nicolas Sarkozy et l’Émir du Qatar Tamim ben Hamad Al-Thani. Au-delà de la corruption, plusieurs médias s’interrogent sur la capacité des Qataris à assurer la tenue de l’évènement. Fortes chaleurs, insuffisance de logements pour accueillir les supporters, dépenses records de 190 milliards d’euros et surtout maltraitance des ouvriers inquiètent. Et pour cause ! Le 23 février 2021, le journal anglais The Guardian révèle la mort de plus de 6 500 travailleurs migrants sur les chantiers du Mondial, depuis son attribution. Les zones d’ombre et l’ambiguïté qatari sur les conditions de travail de ses travailleurs entraîneront un tollé international, portant un coup à la réputation de cette Coupe du monde. C’était sans compter l’écologie. Pour sa compétition, le Qatar doit construire des stades, car il n’en a pas assez. Alors, face aux possibles mises en cause, les dirigeants ont élaboré une grande stratégie de greenwashing basée sur des stades démontables et la plantation d’arbres pour compenser les émissions de carbone.

Tous ces éléments conduiront à des critiques d’une ampleur inédite. À mesure que la Coupe du monde se rapproche, les articles et débats questionnant son bien-fondé se multiplient, et font émerger l’idée du boycott. Une idée bien connue, déjà évoquée quatre ans auparavant en Russie, du fait de l’annexion de la Crimée et des tensions à l’Est de l’Ukraine. Mais cette fois-ci, la défiance a pris des proportions plus conséquentes. Il y a quelques jours, des révélations anecdotiques, et pourtant si symboliques, accusent le pays d’avoir engagé des migrants pour jouer de « faux » supporters sur place. Au moins le ridicule, lui, ne tue pas. Toujours est-il que la Coupe du monde reste un évènement unique, à ne manquer sous - presque - aucun prétexte. Ainsi, des personnalités du monde du foot, mais aussi d’ailleurs, se sont dressées contre les menaces de boycott et de contestation. Zidane a plaidé pour « laisser la polémique de côté, laisser place au jeu et à la Coupe du monde ». Roschdy Zem, acteur, a lui déclaré qu’il fallait se plaindre il y a 10 ans… Alors face à l’agrégat de preuves, pourquoi cette résistance ? Pourquoi défendre, envers et contre tout, un évènement si controversé ?

Nota bene : cet article se base sur le fascinant ouvrage Les esclaves de l’homme pétrole de Sébastien Castelier et Quentin Müller, éd. Machialy, mais également de documentaires et d’articles référencés à travers le texte. 

Prise de recul sur un système profondément ancré

Oppression et esclavage moderne

Dans la région du Golfe, la maltraitance des travailleurs étrangers est monnaie courante. Du Népal au Bangladesh, en passant par le Kenya, l’Inde, le Soudan ou encore le Pakistan, ils sont nombreux à vouloir travailler dans ces États richissimes qui proposent des salaires plus acceptables. Ces travailleurs forment une main d’œuvre peu chère, malléable, et donc attractive. 

Dès leur arrivée, ils se voient retirer leur passeport pour des raisons « administratives ». Les hommes partent généralement travailler dans des métiers du bâtiment, de la sécurité et des taxis. Les femmes sont employées comme domestiques au sein de familles dans de grandes maisons luxueuses. L’accueil sur place y est hostile et souvent teinté de racisme. Leurs droits sont bafoués. Certaines familles les font travailler plus de 20 heures par jour sur de longues périodes sans congés. Et si le travail n’est pas correctement exécuté, beaucoup d’entre-elles sont battues.

« Quand j’ai refusé de soigner Mama, Baba m’a répondu qu’ils m’avaient « achetée » et que je devais leur obéir »

(Sébastien Castelier et Quentin Müller, Les esclaves de l’homme pétrole)

Pour les hommes, la situation est difficile. Horaires illégalement rallongés, logements de fonction insalubres, impossibilité de former des syndicats, travail sous des températures extrêmes avoisinant les 45 degrés, ils sont exploités et maltraités. Les conséquences sont sans appel : les hommes meurent sous la chaleur, de maladies liées au stress et à la fatigue. Les femmes subissent également ces conséquences. Régulièrement, elles sont aussi violées par des hommes jouissant d’une immunité totale due à l’impossibilité pour la famille de laisser s’ébruiter une relation non consentie et surtout avec une personne de couleur noire, pour des questions d’honneur. Certaines sont même tombées enceintes. Elles ont peu (ou pas) de recours à leur disposition. Fuyant l’oppression, elles se retrouvent sans-papiers, à la rue sans argent, en proie aux réseaux de prostitution…

« Je ne voulais pas devenir une prostituée, mais je n’avais nulle part où aller et surtout je n’avais pas de passeport et plus d’argent. C’était le seul moyen pour moi de survivre »

(Sébastien Castelier et Quentin Müller, Ibid)

Pour ces migrants, travailler dans les pays du Golfe est un choix contraint par les difficultés socio-économiques. Rémunérés aux alentours de 200 € par mois dans leur pays d’origine, il leur est impossible de vivre décemment, manger correctement et d’envoyer leurs enfants à l’université. Face à une Europe difficile d’accès, ils se tournent vers les pays du Golfe, où les salaires avoisinent les 300, 400 € par mois. Contactés par des agents migratoires, leur voyage et mise en poste sont organisés en échange de frais substantiels. Le recours à l'endettement est systématique. 

Le système de la kafala

Une fois sur place, c’est la kafala, un régime basé sur le parrainage entre locaux et migrants, qui s’applique. Le kafeel (parrain du travailleur migrant) récupère le passeport du migrant en échange d’un visa de travail. Il est en quelque sorte son sponsor et responsable juridique. Véritable tuteur légal, le kafeel décide des travaux et missions du travailleur, et lui accorde, ou non, le droit de quitter le territoire. En outre, la kafala connait ni salaire minimum ni limites dans les heures de travail à effectuer, négligeant les droits sociaux fondamentaux des travailleurs. Et si ces derniers dérogent aux règles imposées, il arrive qu’ils soient battus ou expulsés du pays. S’ils tentent de fuir, il leur sera impossible de trouver un nouvel emploi et d’obtenir réparation devant la Justice, les frais judiciaires étant trop élevés. 

Abolie par le Qatar en 2016, la kafala persiste. Endettés à leur arrivée sur le sol de l’émirat, les travailleurs sont d’ores et déjà dans une situation de subordination. Leur passeport se trouve toujours en la possession de l’employeur, et il faut la permission de ce dernier pour changer de travail. Les salaires sont payés en retard, parfois pas du tout. Il est impossible de s’organiser, de se syndiquer et de faire valoir ses droits. 

La Coupe du monde 2022 : légères avancées et catastrophes

Soucieux de son image, le Qatar réforme même son code du travail, se pliant aux recommandations de l’Organisation internationale du travail (OIT). Les travailleurs peuvent librement quitter le territoire et changer d’employeur, ils perçoivent un salaire et des indemnités pour la nourriture et le logement. Mais les entorses à ces réformes sont fréquentes.

Malcolm Bidali, ouvrier kenyan, témoigne sur cette situation catastrophique que vivent les travailleurs migrants. Dans un blog, il décrit les logements de fonction infestés de cafards et de punaises de lit. Il explique que pour pallier ce problème, on a disposé des couches de plastique sur les lits. Seulement, ces couches de plastique empêchent l’évacuation de la sueur, mettant en danger la santé des résidents. Bidali détaille ce que lui, et ses camarades migrants ont traversé : réquisition du passeport et maltraitance des employeurs. Pour avoir divulgué ces informations il sera arrêté, enfermé et intimidé par la police qatari. Finalement relâché grâce au soutien d’organisations internationales, son cas a fortement dissuadé la contestation des autres travailleurs. 

En réalité, le Qatar profite de la situation d’extrême précarité de ses travailleurs migrants, considérés comme interchangeables et incapables d’imposer leurs conditions. Cela renforce indubitablement le rapport de force déséquilibré déjà en place. Le documentaire Complément d’enquête Qatar 2022 : un scandale français relate la faible avancée des conditions de travail. Les travailleurs vivent dans une zone industrielle loin de Doha, dans des logements beaux de l’extérieur, mais indignes de l’intérieur. Ils dorment entassés dans de toutes petites chambres sans climatisation, et mangent de la nourriture extrêmement salée et conservée à l’air libre, les exposant des calculs rénaux et donc à une surmortalité. 

« Il faut bien penser à sa santé, mais avec ce qu’on vous donne, vous n’allez pas vivre bien longtemps. J’ai été à l’hôpital à cause de ce qu’on me servait dans la Zone »

(Sébastien Castelier et Quentin Müller, Ibid)

Sur les chantiers, les ouvriers se blessent et la prise en charge par l’employeur est rare. Souvent, ils sont simplement remplacés. Résultat, ils reviennent travailler malgré tout, au péril de leur vie.

D’autres ouvriers sont décédés de causes directement liées à leur activité sur les chantiers. D’après l’article du Guardian, on en compte 6 500 environ en 2021. Seulement ce chiffre n’inclut pas les migrants originaires du Kenya et des Philippines. En outre, ce chiffre semble sous-estimé. Certains travailleurs sont morts d’arrêts cardiaques, vraisemblablement imputables au stress et aux longues heures de travail imposées. Certains sont morts de fatigue, de calculs rénaux. Certains sont même morts de cirrhoses provoquées par l’excès d’alcool dû aux dépressions. Toutes ces morts sont classées comme « naturelles » par les autorités, et constituent 70 % des 6 751 décès confirmés. Enfin, on ne sait pas trop, car aucune autopsie n’a été réalisée

Devenir une nation de football coûte que coûte

Le Qatar vit (très bien) de son gaz et de son pétrole. Voulant croître son influence à travers le monde, il s’aventure désormais sur le terrain du football. Le but ? Transmettre une image positive du pays à l’international. La stratégie prend son envol avec le rachat du Paris Saint-Germain, club emblématique d’une des plus grandes puissances politique et économique mondiales, et l’obtention de l’organisation de la Coupe de monde auprès de la FIFA. Une stratégie peu dérangée par le réchauffement climatique et les droits humains…

Au mépris des conséquences écologiques

Avant de parler de impact écologique du tournoi, précisons que son pays hôte est le plus grand émetteur de CO2 par habitant du monde. D’après la Banque mondiale, en 2019, un Qatari émet en moyenne 32,5 tonnes de CO2 tandis qu’un français en émet 4,5. Promouvoir le Qatar, c’est promouvoir le modèle de consommation d’un État encore trop peu concerné par la situation catastrophique à laquelle le monde est confronté…

Pourtant, l’émirat essaie. Conscient des fortes chaleurs en été, le Qatar a proposé, puis obtenu l’organisation de sa Coupe du monde en hiver, saison où la température se situe aux alentours de 25 degrés. Une telle solution soulage les organismes des joueurs, et devrait notamment soulager le volume de climatisation utilisé dans les stades. De plus, un des huit stades fabriqués est constitué de 974 conteneurs, lui permettant d’être démonté. Seulement, les chiffres montrent que le Qatar reste très loin du compte. En réalité, la stratégie s’assimile davantage à du greenwashing pour rassurer et déculpabiliser les supporters plutôt qu’à un effort réel témoignant d’une prise de conscience.

Ce Mondial sera sans nul doute le plus polluant de l’histoire. 3,6 millions de tonnes de dioxyde de carbone pour être précis, tandis que les deux dernières éditions en Russie et au Brésil en avaient rejeté 2 millions. D’après l’ONG Carbon Market Watch, le chiffre est même sous-estimé car les stades construits ne serviront que pour le Mondial. Or, dans le calcul, il est prévu qu’ils servent 60 ans, ce qui amortit considérablement les émissions. Sept des huit stades seront climatisés, supposément à l’énergie solaire. Des chercheurs britanniques ont toutefois calculé qu’il faudrait 1 000 km2 de panneaux solaires pour mener à bien cet engagement, sachant que le Qatar mesure 11 437 km2. Évidemment, cette stratégie n’est pas viable, et le Qatar aura recours aux énergies fossiles. Et ces éléments représentent peu vis-à-vis de l’impact des voyages. Doha, n’ayant pas une capacité de logement suffisante, a dû rediriger les supporters vers des hôtels dans des pays voisins et mettre en place 160 navettes aériennes pour les acheminer vers les stades. Sur le temps de la compétition, cette mesure implique un vol toutes les 10 minutes. Et tout ceci sans compter le voyage initial vers le Golfe des 1,2 millions de supporters qui devrait déjà constituer 40 % du total des émissions.

Emblème de modernité, le Qatar s’est engagé à organiser un Mondial neutre en carbone. Pour cela, des projets compensatoires doivent amortir les 3,6 millions de tonnes de CO2  émises. À l’heure actuelle, seuls trois de ces projets ont été validés, soit 5 % de l’objectif affiché d’après Greenly. Une réussite bien relative…

Un partenaire d’exception

Pour le Qatar, c’est principalement l’impact économique et géopolitique qui compte. Grâce au Mondial et 12 ans de diplomatie sportive, le pays entend affirmer sa position à l’international, doubler ses voisins en termes d’influence, tout en renforçant ses relations avec de nombreux États dont la France. Depuis 2010, l’opération reste un succès : le Qatar est devenu propriétaire du PSG, achetant successivement des stars mondialement reconnues comme Ibrahimovic, Neymar et récemment Lionel Messi. Les sponsors qataris se retrouvent sur des maillots de grandes équipes comme Fly Emirates pour le Real Madrid et Arsenal, Etihad pour Manchester City, Qatar Airways pour l’AS Roma ou encore Qatar Foundation pour le FC Barcelone (Côme & Raspaud, 2018).

L’émirat entretient des liens forts avec la France. Il y investit ses capitaux dans le secteur du luxe et de l’hôtellerie, et lui exporte son pétrole et son gaz naturel liquéfié. Cette relation privilégiée s’illustre en 2010 lorsque les dirigeants qataris auraient usé de l’influence du Président Nicolas Sarkozy, pour orienter le vote de Michel Platini, puissant membre du Comité exécutif de la FIFA, lors du vote de l’attribution du Mondial. 

Le Qatar ne tire sa popularité que de ses investissements économiques. Car sur le plan humain et social, il témoigne d’un retard significatif dans l’obtention de droits pour les femmes et populations LGBTQ+. Ni la liberté d’expression ni la liberté d’opinion ne sont assurées. Le pays est régi par la charia, interdisant les relations sexuelles hors mariage. L’homosexualité est parfois punie de mort. Les femmes sont sous la tutelle de leur père ou mari, même s’il convient de noter qu’elles peuvent voter, travailler et conduire. Au Mondial, ces normes liberticides pèseront sur les homosexuels qui ne pourront exprimer leur amour en public. Elles limiteront voire interdiront la consommation d’alcool dans les lieux public. « Le football est une fête » disaient-ils… 

Le boycott : impératif moral et moyen d’action

L’hypocrisie d’un système se cherchant des prétextes

Depuis quelques mois, l’idée du boycott s’est installée dans les esprits et le débat public. Généralement marginale, elle est fréquemment abordée sur les plateaux de télévision et monopolise le débat public.

À mesure que le Mondial se rapproche, les scandales se multiplient, interrogeant de facto les citoyens sur le bien fondé de l’évènement et la pertinence d’y assister. Les articles questionnent la cohérence entre, d’un côté, l’attachement aux droits humains, à la lutte contre le réchauffement climatique, et de l’autre, nos divertissements. Cette cohérence ne va pas de soi, car la mondialisation implique depuis des années des partenariats commerciaux et militaires avec des États ne respectant pas ces valeurs. Vêtements, téléphones, essence, nourriture, et moult biens et services sont parfois produits au détriment de nos idéaux. L’affaire Weinstein, la dénonciation des camps Ouïgours et très récemment la guerre Ukraine démontrent pourtant que de plus en plus de gens sont prêts à se passer de certains plaisirs pour des raisons éthiques. Le Mondial montre des signes d’espoir : Éric Cantona ou Philipp Lahm, des légendes du football, ont annoncé leur intention de boycotter. Au niveau politique, des élus locaux comme Anne Hidalgo ou encore Grégory Doucet ont annoncé qu’aucune fan zone ne sera mise en place pour diffuser les matchs.

Les diatribes anti-boycott persistent malgré tout, et la majorité n’a pas prévu d’ignorer l’évènement. Pour Roschdy Zem, il fallait crier au scandale il y a 10-12 ans lors de l’attribution du Mondial. Le Président Macron partage cet avis. Sauf qu’en réalité, de nombreux médias s’interrogent à l’époque. En 2013, The Guardian anticipe des milliers de morts sur les chantiers. En avril 2014, la Confédération syndicale internationale dépose une plainte auprès de l’OIT pour travail forcé. Des ONG publient des dizaines de rapports sur la maltraitance des ouvriers. En 2015, les accusations de corruption conduisent, le président de la FIFA, Sepp Blatter, à démissionner, et les médias britanniques à plaider pour la tenue d’un nouveau scrutin. Diverses critiques ont donc existé, mais peu ont abouti. Nonobstant, certains fans ont vraisemblablement misé sur l’évolution des normes qataris, aucun travailleur migrant n’étant encore décédé en 2010. D’autre part, la nouvelle génération, dont je fais partie, était trop jeune pour s’impliquer dans les débats.

“Des États criminels ont déjà organisé ce type de tournois”. Le Mondial 2018 a été organisé en Russie, qui avait alors annexé la Crimée et entamé des conflits violents dans la région du Donbass en Ukraine. Mais la situation militaire et politique en Russie en 2018 n’a pas de lien direct avec le Mondial. L’annexion n’a pas été lancée pour y construire des stades. Au Qatar, les morts et le sang versé sont liés à la Coupe du monde. La différence est fondamentale, même si elle ne saurait discréditer le boycott courageux de ceux voulant remettre en cause les exactions Russes. 

Sur le plan écologique, certains, dont la ministre de la transition énergétique madame Pannier-Runacher, expliquent qu’il est trop tard pour éviter les émissions de gaz à effet de serre. Certes, les stades sont construits, les places vendues et l’évènement sur le point de commencer. Toutefois, madame Pannier-Runacher est ministre et représentante des français. C’est elle qui doit promouvoir en premier lieu le zéro carbone. Il aurait sûrement été préférable d’éviter une telle résignation devant les citoyens anxieux et en colère vis-à-vis de l’impact environnemental du Mondial. En dépit de l’importance de la posture, elle semble omettre que la télédiffusion des matchs devrait provoquer l’émission d’1 à 2 millions de tonnes de CO2. Et même si le problème se résout à l’échelle mondiale, il n’aurait pas été malvenu d’éclairer cet élément. 

Des idoles décevantes

Au-delà des arguments cités, beaucoup militent pour distinguer le football du politique. Pour eux, les footballeurs doivent simplement jouer au foot. Ils ne sont pas responsables de la situation actuelle, et ne doivent qu’exercer leur métier. Emmanuel Macron a récemment déclaré « qu’il ne faut pas politiser le sport ». Pour la ministre des sports, madame Oudéa-Castéra, il faut « plus parler du sportif ». Elle précise même « Je ne vois pas pourquoi ils seraient privés de ce plaisir s'ils adorent le foot et qu'ils ont envie d'y aller ». Mais le sport a toujours été politique. Les terrains ont fréquemment été le lieu de revendications pour plus de droits sociaux et humains. Le sport est un outil d’influence politique dans le cadre même de la Coupe du monde. Les joueurs ont un rôle à jouer qui s’impose à eux. Ils sont populaires, suivis par des millions de fans dont des jeunes qui les prennent en exemple, et font vivre leur sport. Leur métier ne s’arrête pas au football d’ailleurs : ils ont des contrats avec de nombreuses marques et entreprises, ils sont parfois modèles, ambassadeurs d’associations, et bien d’autres. Ce sont des personnalités. Leur voix porte et peut réellement changer les choses. 

Aujourd’hui, leur silence fait tâche. Si Didier Deschamps, sélectionneur des bleus, a déclaré que les joueurs étaient libres d’exprimer leur opinion au cours du Mondial, aucun joueur n’a jusqu’ici pris position. Des stars comme Kylian Mbappé ou Karim Benzema, suivies par des millions d’internautes, ont fait ni valoir leur point de vue, ni utilisé de leur notoriété pour faire avancer le débat. Peu étonnant, le premier étant salarié du Qatar et amusé de la question écologique lorsqu’il est question de ses trajets en jet privé, et le second friand de la réalisation de clips promouvant la vie polluante de nouveau riche. K. Mbappé, lui qui affirmait d’autant plus qu’un sportif se devait d’être engagé, avait notamment pris position contre la Fédération française de football pour des questions de droit à l’image. Visiblement, tous les combats ne se valent pas. Évidemment, ils ne sont pas seuls. Il est rare que des joueurs en activité aient remis des éléments en cause. Le palmarès et l’appât du gain semblent dépasser les impératifs de justice et d’égalité. Décevant. 

Relativiser pour mieux boycotter

Face à l’inaction du monde politique et sportif, le boycott ne doit pas être discrédité et jugé comme une action inefficace. Il doit être un outil rationnel à l’origine d’un débat de fond sur l’éthique de notre consommation. De surcroît, il peut être intéressant de noter que la corruption à la FIFA dépasse le Mondial 2022, et serait endémique pour certains. Mais également d’insister sur l’incapacité du football européen à respecter les objectifs climatiques. Nos stades sont chauffés en hiver, et les joueurs voyagent en jet privé, parfois sur de minuscules distances.

Contrairement aux idées reçues, le boycott peut s’avérer redoutable pour faire avancer les choses. Les spectateurs doivent cesser de se comporter comme de simples consommateurs. Dans son intervention, Roschdy Zem parle d’une « prise d’otage du spectateur », un spectateur n’ayant que pour vocation de regarder du football et de profiter. Cette vision méprise le supporter et le réduit à une chose apolitique et futile dépourvue d’un quelconque libre-arbitre. Le citoyen est acteur de ce qu’il consomme, car c’est lui qui motive et oriente l’offre de biens et de services. Il est aisé de se dédouaner de toute responsabilité vis-à-vis du Mondial, or, c’est notre participation à l’évènement qui légitime l’organisation de ce dernier. En réalité, rejeter la responsabilité traduit une flemmardise profonde d’assurer de la cohérence dans nos choix, comme nous l’avons vu précédemment. Blâmer les hautes instances - certes coupables de leurs choix - permet de profiter du Mondial sans culpabilité, et à terme, de ne rien remettre en question. Hiérarchisons nos priorités. Le football et les loisirs ne peuvent passer avant la défense et la promotion des droits fondamentaux. Il ne s’agit pas ici d’exiger de boycotter tout ce qui ne serait pas éthique et de se lancer dans une énième leçon de morale, mais d’insister sur l’opportunité que représente ce Mondial pour afficher nos valeurs.

Cette opportunité peut aussi faire avancer le Qatar. En boycottant la Coupe du monde, les supporters se saisissent de l’évènement pour mettre un coup de projecteur négatif sur l’émirat. Car regarder la Coupe du monde améliore l’audimat et renforce le succès de l’opération qatari. Elle montre que nous cautionnons, malgré tout, les scandales. Le boycott envoie un message fort au Qatar, qui souhaite plus que tout devenir un grand État sur la scène diplomatique. Un message rappelant que le succès du pays dépend de notre approbation, et que cette dernière ne lui sera qu’accordée s’il se plie aux exigences internationales de droits humains et d’environnement. Imposer une conditionnalité a d’ailleurs déjà porté ses fruits, puisque le Qatar a, tant bien que mal, réformé son droit du travail et fait de son mieux pour nous prouver qu’il organisait une compétition neutre en carbone. Le 18 novembre 2022, le journal l’Équipe affirme que 23 % des français fans de foot vont boycotter la Coupe du monde. Les choses avancent. Elles avancent grâce à nos choix, et nos sacrifices. 

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