En Autriche, la radicalité écologique de Lena Schilling s’opposera à l’extrême-droite pour les européennes
Le 24 février prochain, le Congrès fédéral des Verts en Autriche se réunira pour élire sa tête de liste pour les élections du Parlement européen du 9 juin 2024. L’objectif de celle-ci sera de préserver les deux sièges du parti, voire d’en obtenir plus. Du haut de ses 23 ans, Lena Schilling, jeune activiste écologiste radicale et étudiante à l’Université de Vienne en science politique, est en pôle position. À l’heure qu’il est, le parti qu’elle espère mener regroupe 14 % des intentions de vote, soit le même pourcentage obtenu lors des précédentes élections européennes en 2019. Dans cette infernale course aux voix, l’extrême-droite populiste partagée entre le FPÖ et le ÖVP (respectivement le Parti de la Liberté d’Autriche et le Parti Populaire d’Autriche) joue dans une autre cour, rassemblant environ 50 % des intentions de vote.
Fervente militante depuis environ trois ans, Lena Schilling est initialement connue pour être la représentante du mouvement Fridays for Future en Autriche. Elle incarne la jeunesse du pays et ses combats pour la justice sociale, mais surtout climatique, dans le sillage de l’action de Greta Thunberg en Suède. Moins connue à l’échelle internationale, elle s’est pourtant illustrée à travers un blocage contre la construction d’un tunnel autoroutier, des manifestations pour une réforme de l’éducation, la création du Conseil pour la Jeunesse (Jugendrat), et la rédaction d’un livre prônant un changement radical du système politique et économique.
Pour gagner du terrain, les Verts autrichiens prennent un pari risqué que peu osent en Europe : celui de la jeunesse et de la radicalité. Ils misent sur l’installation d’une opposition frontale avec le parti principal d’extrême-droite, le FPÖ. Si les dirigeants de ce dernier se donnent à cœur joie de qualifier les activistes climatiques de « terroristes climatiques », ils auront désormais l’occasion d’assumer et de justifier leurs propos directement face aux concernés. Lena Schilling devra, quant à elle, se défendre de ses actions militantes, qui ont souvent frisé, voire dépassé, la limite de la légalité. Et encore ! Elle devra aussi se défaire d’un certain nombre de contradictions telles que ses attaques antérieures ouvertes au parti des Verts, mais aussi, et surtout, ses positions anti-système, elle qui a publiquement critiqué « l’inefficacité » du processus électoral. Au vu de ces incohérences, que d’aucuns pourraient considérer à juste titre de rédhibitoires, comment justifier la pertinence de Lena Schilling à la tête d’un parti majeur de la vie politique autrichienne ?
Une anti-système pourtant bel et bien dans le système
De prime abord, la candidature de Lena Schilling peut paraître déroutante. En 2022, la jeune autrichienne tenait des propos assez durs vis-à-vis du système électoral et du parti des Verts dans son livre Radikal Wende, Weil wie eine Welt zu gewinnen haben (« Changement radical, parce que nous avons un monde à gagner »). Depuis qu’elle milite, Lena Schilling a toujours rejeté une alliance avec les Verts. Elle déclare notamment que : « les activistes Fridays for Future n’iront jamais chez les Verts en 2023. La raison est simple : nous ne leur faisons plus confiance pour tenir leurs promesses ». En entretien avec Andreas Wabl (co-fondateur des Verts) dans son livre Was wurde aus den Grünen ? (« Qu’est-il arrivé aux Verts ? »), Lena Schilling explique que : « Les Verts, tels qu’ils se présentent aujourd’hui, représentent des valeurs différentes des nôtres, dans les mouvements écologistes ». Pour elle, les Verts sont un vieux parti. Fort, mais vieux, et dont elle revendique ne pas faire partie. Plus généralement, la militante écologiste accuse le système politico-économique actuel, basé sur une logique de croissance et d’exploitation, d’être la cause principale de la crise climatique. De ce fait, il serait « complètement irréaliste » de s’attendre à ce que la solution émane de ce même système. C’est pourtant au sein des Verts, et au sein du système, que Lena Schilling souhaite désormais opérer.
La réelle force de la militante se trouve dans sa fougue et sa capacité à mener des manifestations à terme. Lena Schilling est animée par une utopie qu’elle assume pleinement, et dont elle se sert comme carburant. Pour elle, l’activisme consiste à s’insurger face aux injustices et lutter pour un monde où toutes les crises sont potentiellement résolues. Qu’importe la probabilité de réussite.
« Je refuse de croire que les systèmes doivent être ainsi. Je refuse de croire que les gens sont exploités systématiquement. Je refuse de croire que nous ne pouvons plus résoudre la crise climatique. Et si je le croyais, je ne pourrais pas le supporter. »
Depuis petite, Lena Schilling baigne dans le monde de la politique, du débat et de la défense de ses idées. Elle est végétarienne depuis ses 12 ans. Elle a régulièrement aidé sa mère, à la tête d’un foyer de réfugiés, offrant cours d’allemand et nourriture aux migrants, particulièrement lors de la crise des réfugiés en 2015. En grandissant, elle fait ses premières armes lors de débats animés avec son père, directeur de banque, ou encore son grand-père, conseiller local du FPÖ. Lena Schilling est donc inéluctablement devenue une politicienne. Aujourd’hui, elle donne régulièrement des interviews sur les lieux où elle manifeste, et n’hésite pas à se confronter aux médias et aux internautes sur les réseaux sociaux.
« Souvent, mon père et moi préparons des statistiques et discutons pendant deux heures »
Son rôle de leader lors de la défense d’une zone humide menacée par la construction d’un tunnel autoroutier démontre sa force de caractère. En août 2021, face à ce projet gouvernemental incohérent sur le plan climatique, Lena Schilling dresse un camp où elle s’installera avec des militants du Conseil de la Jeunesse pour empêcher la création de nouvelles autoroutes à Vienne. Ils y resteront environ six mois. Le jour de l’expulsion, elle donne plus de 60 interviews où elle se targue d’avoir obtenu le gel du projet de construction. Cette victoire la propulse au devant de la scène politique autrichienne, où elle est désormais considérée comme la tête de gondole de la lutte des jeunes contre le réchauffement climatique.
Toutefois, certains éléments nous amènent à penser que Lena Schilling veut déjà s’extraire de l’image de manifestante prompte uniquement aux blocages. D’après elle, l’activisme radical ne doit pas être systématiquement assimilé à de l’extrémisme. Occuper des chantiers de construction, des routes, des usines et sites liés à l’émission d’énergies fossiles suffit. La violence ne doit pas aller au-delà. Concernant la dégradation d’œuvres d’art à coups de sauce tomate ou de liquides en tout genre, l’autrichienne dit comprendre la frustration et la colère des responsables. Elle souligne cependant la faiblesse tactique de ce genre d’action. L’enjeu est de traiter directement avec les politiques aux postes stratégiques, car ce sont eux qui bloquent réellement les avancées en matière de protection du climat. Sur le plan personnel, Lena Schilling affirme vouloir « passer de la rue à la politique » une fois élue au Parlement européen, tout en restant une candidate militante venue incarner pleinement ce qu’elle représente aux yeux des autrichiens. Son objectif n’est pas de devenir une « politique professionnelle » mais plutôt, suite aux manifestations qu’elle a mené, « d’aller où se trouvent les leviers du pouvoir, là où la transition climatique et la justice sociale sont bloquées ». Pourtant si critique d’un système en lequel elle affirme à demi-mot ne plus avoir réellement espoir, Lena Schilling veut désormais changer celui-ci de l’intérieur.
L’éternel combat contre l’extrême-droite
Une des raisons de l’engagement si précoce de Lena Schilling réside dans le besoin urgent d’organiser la riposte face aux populistes de droite déjà aux manettes, et ultra dominants dans les intentions de vote. En septembre prochain, auront lieu des élections législatives en Autriche, et l’enjeu sera d’inverser la tendance en opposant la radicalité des jeunes de gauche face à l’extrémisme des vieillards.
Depuis 2021, l’Autriche est gouvernée par une coalition entre les conservateurs de l’ÖVP et les Verts. Alliance fragile, la présence des écologistes ne tient qu’à un fil, compte tenu de la popularité conséquente du FPÖ. Il convient de noter que le parti d’extrême-droite ne vit pas une sorte de montée croissante vers l’accession au pouvoir. Il y a déjà été (2000-2007 & 2017-2019). Élu chancelier en 2017, Sebastian Kurz (ÖVP) n’avait pas hésité à unir ses forces à celles du FPÖ pour remporter les élections. Suite à l’affaire Ibiza, où le vice-chancelier Heinz-Christian Strache (FPÖ) avait été filmé annonçant sa volonté de rapprocher les intérêts de son parti à ceux de la Russie de Poutine, les populistes d’extrême-droite avaient été obligés de quitter prématurément le gouvernement, en mai 2019. Malgré tout, leur popularité reste aujourd’hui intacte. Lors des élections régionales de 2023 en Basse-Autriche (Niederösterreich), le parti obtient 24 % des voix, se hissant ainsi à la deuxième place, derrière l’ÖVP. C’est près de 9 points de plus qu’en 2018. Les Verts n’ont eux recueilli que 7 % des voix.
Conduit par Herbert Kickl, ancien ministre de l’intérieur (2017-2019) réputé pour ses positions anti-vaccins et anti-immigration, le FPÖ vise la chancellerie aux prochaines élections législatives. L’objectif semble on ne peut plus logique, étant donné les 30 % d’intentions de vote crédités en leur faveur. Contrairement à la discrétion désormais habituelle des extrémistes du Rassemblement national en France, M. Kickl, eurosceptique convaincu, conseille sans guère s’y connaître l’usage d’un anti-parasitaire contre le Covid-19, s’affiche fièrement comme pro-Russe depuis le début de la guerre, et se donne à cœur joie de qualifier les mesures gouvernementales écologistes « d’éco-communisme ». Il croit évidemment en la théorie du grand remplacement, et en a fait un thème prépondérant de sa campagne. Au-delà de ses idées, le politique de 55 ans et son parti ont adopté une stratégie de campagne populiste agressive. Leur but : motiver les membres du parti, pour ensuite motiver les sympathisants, ou les « gens d’en bas », à lutter contre les « gens d’en haut ». Ils multiplient leur présence dans les cinémas, théâtres ou encore restaurants. En somme, des lieux représentatifs de la culture autrichienne qu’il faudrait préserver.
En face, peu leurs font concurrence. L’ÖVP jouit d’une popularité plus conséquente, mais l’écart s’est nettement amoindri. Du côté des partis modérés, le SPÖ (Sozialdemokratische Partei Österreichs) a perdu une grande partie de sa crédibilité au sortir de ses dernière élections internes, au cours desquelles la détection d’erreurs de comptage ont répandu l’image d’un groupe peu fiable frisant l’amateurisme. Andreas Babler, vainqueur du deuxième décompte, n’est chef que « jusqu’à nouvel ordre », témoignant de ce fait de l’instabilité des sociaux-démocrates.
Alors, dans ce contexte, et malgré leur position nettement plus basse dans les sondages, l’espoir pourrait venir de chez les Verts. La présence de Lena Schilling a tout d’une stratégie d’opposition directe à l’extrême-droite. Une colère contre une autre. Un choc des générations. La jeune militante le dit clairement : « Ma candidature est une déclaration de guerre aux populistes de droite et aux extrémistes de droite ». De l’autre côté, les ambitions sont vraisemblablement réciproques. Lena Schilling possède, à quelques détails près, l’ensemble des critères qu’ils haïssent : défense des migrants, régime végétarien, écologie radicale et désobéissance civile, anti-capitalisme, activisme féministe… C’est d’ailleurs sur ce dernier point qu’elle veut axer une grande partie de sa campagne. D’après elle, « la politique de droite nuit aux femmes. Elle entraîne des réductions de prestations sociales, des attaques contre les caisses d’assurance maladie, et favorise la corruption ». S’adresser directement aux femmes lui permettrait alors de toucher une population bien plus vaste, excédant les simples classes supérieures des grandes villes. En jouant une partition aux antipodes de l’extrême-droite, Lena Schilling veut choquer et braquer les projecteurs sur un combat binaire entre deux forces contraires. En réalité, sa simple présence révèle l’état effarant de la politique en Autriche, où une jeune étudiante constitue le dernier soi-disant rempart contre la xénophobie et le complotisme d’État.
Une candidature précipitée, mais intéressante pour l’Union européenne
Pour le Parlement européen, la potentielle arrivée de Lena Schilling est une bonne nouvelle, du moins pour les partisans de sa politisation. Peu prisé par les politiques européens en général, le Parlement européen est souvent caractérisé comme une institution, certes très démocratique car directement élue par ses représentés, mais surtout assez ennuyeuse, où l’art du compromis en coulisses s’exerce à la perfection. Les différents actes législatifs y passant sont fréquemment votés en amont, au sein des commissions parlementaires, à l’abri du public. Les assemblées plénières sont peu observées, et mettent rarement en scène les clivages européens. Pourtant, ils existent bel et bien. Lena Schilling est une femme politique, et un symbole pour de nombreux citoyens. Son élection donne un visage aux décideurs européens. Elle offre une personnalité dont on souhaite suivre les décisions, prises de parole et travaux en tout genre. La jeune militante autrichienne aura très certainement à cœur l’importation d’une énergie militante débordante de convictions, complexifiant de facto les compromis et les relations entre écologistes et conservateurs européens.
En outre, sa présence au Parlement serait une excellente nouvelle pour l’écologie européenne, qui disposerait ainsi d’une vision alternative à celle prônée par la Commission européenne — c’est-à-dire une écologie de marché axée sur le maintien d’une société capitaliste de consommation. Lena Schilling justifie d’ailleurs principalement sa candidature en clamant que : « 80 % des lois environnementales sont décidées au niveau européen ». Son activité et ses prises de position exerceront une pression sur Ursula von der Leyen et sa mise en place du Green Deal, dont les objectifs sont nombreux, mais les réalisations encore insuffisantes. Elle pourrait même être à l’origine de nouvelles propositions phares, amplifiant le débat sur l’écologie et notre type de société au sein de l’agenda médiatique et public.
Hormis cet avantage européen, la candidature de Lena Schilling paraît assez spontanée et maladroite. À un âge si précoce, elle n’a absolument aucune expérience dans un parti politique et n’a jamais évolué dans le monde professionnel. Elle ne connaît ni l’Autriche ni l’Union européenne. Pour beaucoup, elle véhicule l’image d’une manifestante téméraire. Pour les conservateurs, elle représente ce que nomme l’extrême-droite « les gens d’en haut », à savoir une jeune bourgeoise, fille d’un directeur de banque avec qui elle adore mener de longues discussions sur l’état du monde sans réellement y évoluer, étudiante en science politique n’étant jamais sortie des sentiers de la capitale, et ainsi de suite. Se présenter aussi jeune dans une instance aussi délocalisée, c’est presque donner raison au camp d’en face.
Les nombreuses contradictions dans son discours et ses récentes décisions mettent pareillement en péril la crédibilité de sa candidature. Après avoir brandit son amour du militantisme et de la manifestation, puis son mépris pour le système, la jeune autrichienne a très peu hésité face à la proposition d’intégrer un groupe qu’elle a tant critiqué, faisant poindre un brin d’individualisme accompagné d’un soupçon d’opportunisme. En fin de compte, Lena Schilling incarne d’une certaine manière le parcours de nombreux politiciens, seulement à une vitesse bien plus accélérée.
S’écartant de tels soupçons, l’hypothèse principale de sa candidature s’explique du fait de l’écrasante domination du populisme d’extrême-droite en Autriche, et l’incapacité des partis traditionnels de centre-gauche à répliquer. Au vu de la situation, Lena Schilling s’est présentée dans l’urgence, refusant à tout prix le retour du FPÖ au pouvoir. Comme précisé antérieurement, les élections européennes sont souvent évitées par les personnalités politiques connues, considérées comme un exil, loin du tumulte national. Chez les Verts, Leonore Gewessler, ministre autrichienne du climat, était pressentie, mais s’est très rapidement désistée pour ces raisons. Cette situation laisse la place libre à Lena Schilling et offre l’opportunité aux Verts de briller face à l’extrême-droite, si les voix de cette dernière étaient amenées à diminuer. En revanche, pour Lena Schilling personnellement, l’opération semble assez risquée. Une fois élue, elle aura pour mission prioritaire d’assumer ses positions anti-système. La tâche paraît simple, si l’on outrepasse la complexité du système bruxellois, pressé par des lobbys titanesques et une technocratie bien verrouillée. De plus, ses contradictions pourraient lui être directement soumises par ses opposants politiques au Parlement européen.
La candidature de Lena Schilling, si couronnée de succès, pourrait établir un précédent chez les jeunes militants et militantes écologistes radicaux. En France, cela pourrait donner des idées à des personnalités telles que Camille Étienne, Salomé Saqué et bien d’autres. À suivre…