Allemagne : la colère du monde agricole face au retour de l’austérité budgétaire

En Allemagne, l’année 2024 a démarré sur les chapeaux de roue. Frappé de plein fouet par la crise économique et la montée concomitante, mais surtout brutale, de l’extrême-droite, le pays navigue dangereusement à travers les torrents de polémiques et protestations. Non exempt de tout reproche, le gouvernement de coalition tricolore, dit « Die Ampel », alliant sociaux-démocrates, écologistes et libéraux, déçoit du fait de décisions socio-économiques lourdes de conséquences pour les travailleurs allemands. En clair, l’État doit faire des économies pour que son budget de l’année soit applicable légalement. Contraint, et à contrecœur. Dominée et impuissante face à la doctrine ordo-libérale imposée par sa Constitution depuis des décennies, la première puissance économique européenne doit trouver une solution à la conséquente colère sociale qui gronde de plus en plus fort. La dernière en date étant celle des agriculteurs.

C’est la suppression d’une subvention au diesel agricole qui a d’office mis le feu aux poudres. Les vacances de Noël ont marqué une trêve, mais lundi 8 janvier, les protestations ont repris de plus belle. Partout en Allemagne, les tracteurs affluent le long des autoroutes du pays, dont beaucoup ont fini complètement bloquées. Une semaine plus tard, plus de 8 500 personnes, dont des agriculteurs, mais aussi des artisans, restaurateurs et bien d’autres professions venues se joindre à la fête, ont été aperçus dans Berlin, notamment devant la porte de Brandebourg. Derrière eux, sept allemands sur dix les soutiennent et se dressent contre la politique d’austérité budgétaire du gouvernement.

Rapidement, la réponse fut la suppression, du moins en grande partie, de la mesure. Les subventions sont donc maintenues, mais elles ne disparaîtront que progressivement, pour laisser à la profession le temps de s’adapter. Lors de la manifestation du lundi 15 janvier, Christian Lindner, tête de liste du parti libéral et ministre fédéral des finances, s’est présenté face aux agriculteurs,  prenant acte du mécontentement populaire et promettant davantage de dialogue. Malgré la huée, l’intervention semblait nécessaire, tant la reprise du mouvement par l’AfD (Alternativ für Deutschland) a été rapide et efficace. Alors que de cruciales nouvelles élections régionales auront lieu en septembre prochain — en Saxe, Thuringe et Brandebourg -, les partis du gouvernement recueillent à peine 15 % des voix. À l’inverse, le parti d’extrême-droite, souvent bien proche de la mouvance néonazie, projette l’obtention de plus de 30 % des suffrages dans chacune des trois circonscriptions.

Au vu de la situation, il est difficile de ne pas faire un rapprochement avec la crise des « gilets jaunes » d’octobre 2018, suite à l’augmentation de la taxe sur les carburants. Difficile de ne pas penser aux manifestations populaires massives qui ont suivi, et le coup d’accélérateur indéniable dont a bénéficié le Rassemblement national en reprenant à son compte le mouvement. Qu’en sera-t-il de l’Allemagne ? Dans cet article, on se penchera de plus près sur cet épisode confrontant le gouvernement allemand à ses agriculteurs, qui semble tout sauf anodin.

Un contexte budgétaire pour le moins tendu

Difficile retour à la réalité

Le 15 novembre dernier, alors que le gouvernement commence à préparer son budget pour l’année 2024, la Cour de Karlsruhe juge inconstitutionnel le transfert de 60 milliards d’euros de dette non-contractée, appartenant initialement à un fonds ouvert en 2021 et destiné à lutter contre le Covid-19, vers un fonds spécial mis en place « pour le climat et la transformation de l’économie ». Ce fonds devait atteindre une somme de 212 milliards d’euros, répartis sur trois ans, de 2024 à 2027. Saisi par l’opposition démocrate-chrétienne (CDU), le Tribunal constitutionnel met alors fin à trois années d’un quasi « quoi qu’il en coûte » à l’allemande.

Revenons au point de départ. L’Allemagne, soumise à un régime ordo-libéral strict, doit maintenir ses finances publiques proche d’un équilibre parfait. C’est la « règle d’or », inscrite dans sa loi fondamentale (Grundgesetz, la Constitution allemande) depuis 1949. Le but principal est d’empêcher le pays de sombrer dans l’endettement excessif, cause majeure de l’arrivée au pouvoir du NSDAP (les nazis) en son temps. En 2009, la crise économique touche sévèrement le pays et prouve l’incapacité à tenir l’équilibre. En réponse à cela, un nouveau « frein à l’endettement » (« Schuldebremse ») amende la « règle d’or » et autorise l’État fédéral à un endettement structurel maximal de 0,35 % du PIB. Toutefois, il existe des exceptions : en cas de catastrophe naturelle ou de situation d’urgence exceptionnelle les limites instaurées peuvent être dépassées.

En 2020, 2021 et 2022, le frein a donc pu être levé en raison de la pandémie et de la guerre en Ukraine. Cette brèche a permis à l’Allemagne de tester une nouvelle forme de gouvernance économique à base de grandes dépenses publiques, autrefois impossibles. Le chancelier Olaf Scholz et les siens s’y sont peut-être trop habitués. Misant sur une prolongation de l’état d’urgence économique, au vu de la crise énergétique et de la récession actuelle, la coalition a élaboré son budget sans se soucier des montants alloués. À tort. En plus du retour de l’austérité budgétaire, la Cour de Karlsruhe a interdit le transfert de fonds Covid déjà débloqués, n’identifiant aucun lien entre la situation exceptionnelle et les mesures financées. Autrement dit, si les 60 milliards d’euros ne servent pas à enrayer le Covid-19, ils ne peuvent pas être déployés.

Un budget logiquement revu à la baisse

Le coup de massue est d’autant plus difficile à supporter que le pays souffre d’un retard important dans sa transition énergétique. Tandis que les règles budgétaires avaient permis au pays de réduire sa dette publique au sortir de la crise économique, elles avaient aussi empêché la modernisation et l’investissement dans de nouvelles infrastructures plus vertes. Pour pallier le décalage, le gouvernement a récemment promis d’agir pour que 80 % des énergies du pays soient renouvelables d’ici 2030. Un plan à 30 milliards d’euros doit permettre de faire baisser les prix de l’électricité, aujourd’hui issue en partie des centrales à charbon locales, mais aussi des centrales nucléaires françaises. En vain. Ces financements semblent aujourd’hui bien compromis.

À l’heure actuelle, la coalition tricolore déploie toute son énergie pour trouver une solution au trou béant de 60 milliards d’euros dans ses prévisions de dépenses entre 2024 et 2027. Pour l’année en cours, une réduction de 12 milliards d’euros du fonds a déjà été planifiée. En pâtiront donc la rénovation des infrastructures ferroviaires, des allocations climatiques pour aider les ménages modestes à assurer leur transition énergétique, ainsi que les aides à l’achat de voitures électriques. Notons également que depuis janvier, les prix de l’électricité ne sont plus encadrés par l’État. Au sein d’un gouvernement fracturé, on observe d’un côté, le ministre des finances et leader du parti libéral (FDP), Christian Lindner, marchant de concert avec la décision de la Cour de Karlsruhe et acceptant volontiers de serrer la ceinture de l’État. De l’autre, Robert Habeck, ministre de l’économie et leader du parti écologiste (Die Grünen), et Olaf Scholz, leader des socio-démocrates (SPD) bataillant pour imposer un nouvel état d’urgence économique et ne concevant pas une transition verte ôtée du soutien massif de la puissance publique.

En outre, Christian Lindner a affirmé que 17 milliards d’euros d’économies seraient nécessaires pour assurer les mesures prévues dans le budget 2024, qui s’élève à hauteur de 450 milliards d’euros environ. Pour réaliser ces économies, le gouvernement a, entre autres, prévu de supprimer les subventions néfastes pour l’environnement. La suppression de ces subventions se porte d’emblée sur le diesel agricole utilisé par les agriculteurs du pays, embrasant alors la profession mais également la société civile allemande.

Une catastrophe à 920 millions d’euros

Dans le cadre des économies prévues par le ministre des finances allemand, 920 millions doivent émaner du monde agricole. Pour cela, deux sources : une taxe sur les véhicules pour les machines agricoles et sylvicoles qui devrait rapporter 480 millions d’euros à l’État, et l’abolition d’une subvention sur le gasoil agricole, pour économiser 440 millions d’euros supplémentaires. Les réactions ne se sont pas faites attendre. Fin décembre, les agriculteurs débarquent brusquement sur les autoroutes et bloquent la circulation. Acculé, le gouvernement allemand revient sur ses mesures presque sur-le-champ. La taxe sur les véhicules est abandonnée, et Cem Özdemir, ministre de l’Agriculture (Die Grünen), demande la modification de l’initiative sur les subventions au diesel agricole. Il propose d’épauler les agriculteurs tout au long de ce qui devrait être une diminution progressive de ces subventions sur plusieurs années. Sans même négocier, la proposition est refusée avec fermeté par le Deutscher Bauernverband (DBV), principal syndicat agricole allemand. Les discussions sont actuellement au point mort.

Une colère sans précédent

Outre les blocages d’autoroutes et leur présence tant imposée qu’imposante dans Berlin, certains manifestants en sont parfois venus à des stratégies de défense de leur intérêts assez curieuses. En effet, le 4 janvier 2023, un turbulent groupe d’agriculteurs s’est permis d’empêcher le vice-chancelier, Robert Habeck, de quitter un ferry sur la côte de la mer du Nord. Ils ont tout simplement obstrué la jetée, forçant l’homme politique et tout le reste des voyageurs à changer de port. Plus d’une centaine de manifestants est alors sur place pour bloquer son débarquement. La violence est sans commune mesure. Une personne s’est même déplacée avec une potence pendant que d’autres demandent en hurlant au ministre de sortir du ferry, le traitant notamment de lâche.

Face à une telle violence, les condamnations sont unanimes. Le gouvernement fédéral, par l’intermédiaire de son porte-parole, Steffen Heberstreit, qualifie le blocage de « honteux ». Sur la plateforme X, il rédige à ce propos : « Bien que nous comprenions une vivante culture de la manifestation, une telle dégradation des mœurs politiques ne devrait laisser personne indifférent ». Au-delà, des députés de nombreux partis au Bundestag se dressent contre une attaque jugée injuste de la vie privée d’un homme. Au sein même du monde agricole, beaucoup se désolidarisent de l’action menée. Le président de la DBV, Joachim Rukwied, prend ses distances, déclarant ne pas vouloir « de groupes de droite et d'autres factions radicales avec des aspirations renversantes lors des manifestations ».

Dans un pays pourtant réputé pour sa recherche perpétuelle de compromis, le refus presque systématique des agriculteurs à discuter, accompagné de la multiplication des blocages, protestations et actions violentes interroge. Pourquoi une telle réponse aux fréquents appels du pied d’un gouvernement, ayant lui-même prouvé sa capacité à revenir sur des décisions impopulaires ?

Les seules mesures d’austérité n’expliquent pas la frustration du monde agricole

Sur le plan comptable, la situation des agriculteurs s’est améliorée ces derniers temps. En 2023, les bénéfices d’exploitation ont parfois battu des records. En moyenne, ces bénéfices se sont élevés à 115 400 euros, ce qui correspond à une augmentation de 45 % par rapport à l’année précédente. Il y a dix ans, ces bénéfices n’étaient que de 56 000 euros en moyenne. Cette hausse s’explique par l’inflation et la guerre en Ukraine. Si le prix des intrants a très largement augmenté, les agriculteurs ont pu constater la répercussion de ce gonflement sur les consommateurs. D’après le ministère de l’Agriculture, des produits comme le lait, les céréales et la viande bovine ont été vendus 25 % plus cher cette année, par rapport à 2020. Enfin, le conflit en Ukraine leur a permis de profiter d’une augmentation du prix des céréales. Quant à la suppression de la subvention sur le diesel agricole, elle paraît, d’après les chiffres, exercer un poids relatif sur les revenus. D’après le gouvernement fédéral, la perte de cet avantage fiscal entraînerait des coûts supplémentaires d'environ 3 000 euros par an, en moyenne, et par entreprise. Au total, les coûts supplémentaires de production s’évaluent à moins d’un pour cent du coût total.

En réalité, les inquiétudes sont ailleurs. Notons que, tout d’abord, comme en France, le nombre d’exploitations agricoles diminue de façon chronique depuis des décennies. En 1975, on observe 904 700 exploitations à travers le pays. L’année dernière, on en comptait à peine 256 000. Cette évolution, qui pèse sur de nombreux agriculteurs, s’explique d’une part, par le progrès technique, et d’autre part, du fait d’une meilleure rentabilité lorsque l’entreprise — et donc l’exploitation - s’accroit.

Ainsi, le nombre d’agriculteurs employés, et qui seront employés, diminue, provoquant une incertitude chronique au sein des exploitations. Les successions générationnelles sont mises en péril par la précarité du métier. En bref, l’heure est à l’instabilité. Les intenses crises géopolitique, économique et climatique ont rendu la situation complètement illisible. Si l’on a pu constater une hausse des bénéfices, en réalité cette dernière reste à relativiser avec la hausse du prix des denrées alimentaires, pour animaux notamment, des prix de production ou encore de ceux des engrais. Quant aux terrains, le prix des loyers a, dans certains cas, tout simplement doublé, parfois même triplé par rapport à 2010. Le changement climatique bouleverse grandement la météo, impactant à terme les récoltes. La multiplication des fortes pluies favorise la pourriture. Les rendements des différentes céréales sont variables, fragilisant de facto les chiffres d’affaires.

Depuis des années, les agriculteurs ont le sentiment d’être des laissés-pour-compte. Eux, qui nourrissent le pays sans compter leurs heures, et ce en dépit des aléas. Eux, dont la principale source de revenu provient d’aides directes de la Politique agricole commune (PAC) et de subventions étatiques. Les agriculteurs n’ont aucun contrôle sur la détermination du prix de leur travail, et doivent survivre tant bien que mal à la concurrence déloyale des exploitations étrangères. L’ignorance permanente des différents gouvernements, voire le mépris dans le cas des récentes mesures, heurte profondément le domaine. À l’instant présent, il suffirait d’une allumette pour faire feu de tout bois.

« Il semble que ce gouvernement fédéral n'a toujours pas reconnu l'importance de ses décisions. Quiconque offense si massivement toute une industrie et des zones rurales ne devrait pas être surpris par une résistance croissante »

(Joachim Rukwied, président de la Deutscher Bauernverband)

« Ce n’est pas juste la question financière, c’est aussi lié à la place qu’on occupe dans la société en tant que producteurs de nourriture »

(Christoph Berbecker, agriculteur allemand interviewé par le “Frankfurter Allgemeine Zeitung”)

Une extrême-droite aux aguets

Compte tenu d’un tel état de tensions, l’AfD en a profité. Il faut dire que nombre de manifestants ont présenté une violence inouïe sans même tenter de cacher leur profonde haine du système. Les Verts sont conspués avec vigueur, des feux tricolores sont accrochés à des potences, et des affiches appelant à la violence sont brandies haut et fort. Dans les cortèges, certains arborent drapeaux et vêtements du « Landvolk » un mouvement des années 1920 d’extrême-droite brutal, anti-institutions et antisémite. D’autres portent des sweat-shirts sur lesquels sont dessinés des aigles et des croix de fer, en référence à la Wehrmacht, l’armée du IIIe Reich.

Sur le site internet de l’AfD, en page d’accueil, on trouve des revendications et demandes au gouvernement au nom des agriculteurs. Le parti d’extrême-droite se targue d’être le porte-parole des zones rurales et d’une profession brimée. Dans une certaine mesure, ces efforts se traduisent  avec succès en manifestation. On retrouve des slogans tels que : « Les paysans votent AfD ». Dans les faits, cette popularité reste à démontrer. Car la Deutscher Bauernverband a complètement rejeté l’action du parti et les actions des militants du même bord politique.

Il est toutefois difficile d’ignorer la popularité grandissante du parti et sa probable accession au pouvoir en septembre prochain dans certains Länder. Malgré la riposte d’1,4 millions de démocrates venus extérioriser leur désaccord dans la rue, l’histoire a maintes fois démontré que crise économique, populisme et rejet des institutions sont étroitement liés. L’Allemagne devra vraisemblablement se réinventer tant économiquement que politiquement pour faire face à cette menace. Le frein à l’endettement a montré ses limites. Il tend à paralyser tout un gouvernement, qui n’a plus les armes pour protéger sa démocratie et attaquer le problème climatique. La crise des agriculteurs illustre cette impuissance. Elle devra servir de précédent.

Précédent
Précédent

En Autriche, la radicalité écologique de Lena Schilling s’opposera à l’extrême-droite pour les européennes

Suivant
Suivant

Gabriel Attal, ou la moins pire des solutions